05/10/2015
La troisième révolution industrielle...
L'arrivée de processus automatisés met à mal de nombreux monopoles verrouillés !
Initiée aux Etats Unis d'Amérique, la troisième révolution est en train d'envahir la vieille Europe et de détruire les stratifications sociologiques, les hiérarchies, ainsi que les emplois de haut niveau.
L'intérêt pour le consommateur est de profiter de prestations dix fois moins chères ! et de le rendre moins dépendant de la société actuelle... un parfum de liberté, enrichie d'un certain anarchisme...
La médecine, qui coûte si cher à la nation, est dans le collimateur de Google, Microsoft et Amazon. Les structures françaises, boursouflées par le profit, seraient les premières "à plier"...
La SNCF, dont le monopole date du Front populaire, risque de perdre ainsi des milliers d'emplois en raison de son manque de productivité (temps de travail insuffisant !).
Les avocats, dont les honoraires sont prohibitifs pour certaines opérations, perdraient également les prestations "vache à lait", telles la rédaction de statut, les actions en demande de paiement, les démarches auprès des greffes...
Le monde de l'énergie (EDF et ENGIE) risque d'être affaibli par l'automatisation intelligente de nombreuses régulations personnelles...
Adapter la "formation" des individus à cette troisième révolution risque aussi d'écarter de nombreux travailleurs !
La lutte sans merci des sites de services juridiques
LE MONDE ECONOMIE du 2 octobre 2015
La plate-forme Internet n’a pas un seul salarié, mais elle réalise déjà un vrai chiffre d’affaires et un confortable bénéfice. Lancé en novembre 2014, le site Document-juridique.com propose la création entièrement automatisée d’actes administratifs, de statuts de société et d’autres contrats de travail. « Je n’ai besoin que des serveurs informatiques et de juristes, non salariés, que je sollicite pour rédiger la documentation », se félicite Jérémie Eskenazi, son fondateur.
Cet ingénieur, qui a fondé il y a dix ans Miratech, petite société de conseil sur les interfaces utilisateurs de sites Internet, a développé lui-même les algorithmes de ce nouveau service dont le succès l’a surpris. Il revendique plus de 500 documents téléchargés quotidiennement.
La concurrence fait rage sur ce créneau des services juridiques en ligne. En quelques années, de nombreuses start-up se sont lancées sur ce marché, s’inspirant plus ou moins des deux success stories américaines LegalZoom ou Rocket Lawyer. Mais les types de services offerts et les modèles économiques sont loin d’être tous identiques.
Chez Legalstart.fr, dont le service a été lancé au mois de mars après un an de développements et de tests, ils sont déjà dix-sept employés aux côtés des trois fondateurs. Timothée Rambaud, ingénieur des Mines passé par Wall Street, Pierre Aïdan, avocat passé par Harvard et les grands cabinets new-yorkais, et Stéphane Le Viet, un polytechnicien qui a déjà plusieurs créations de start-up à son actif, visent la clientèle des PME ou des TPE.
« Fait en dix minutes »
« Certaines se débrouillent seules avec les sites gratuits qui proposent des modèles de documents, mais elles y passent du temps et prennent des risques, et d’autres consacrent un budget trop lourd auprès d’avocats, d’experts-comptables ou de notaires pour des besoins finalement assez simples », justifie M. Rambaud.
Sur ce site, on peut créer les statuts de sa société et l’immatriculer pour 149 euros. « C’est fait en dix minutes », assure le cofondateur et directeur général de Legalstart. Ce site a ajouté plusieurs couches de services. Après la phase d’information avec des outils pédagogiques et d’aides à la décision (quelle différence entre une SARL et une SAS ?), l’internaute accède à un questionnaire dynamique en ligne qui s’adapte en fonction de ses réponses et permet la rédaction d’un document personnalisé. La troisième étape est celle de la gestion administrative du dossier, et de son enregistrement au greffe du tribunal de commerce.
Lancé autour des créations de sociétés, Legalstart propose aussi les services de transfert de siège social, d’approbation des comptes, d’enregistrement et de protection des marques, etc. L’affaire est déjà rentable. La société autofinance son développement et ne songe pas à ouvrir son capital. Il faut dire que les aides au démarrage ont été considérables.
Seules les plus grosses survivront
Chacun des trois fondateurs a mis 50 000 euros de sa poche, mais ils ont su trouver les concours publics et privés. Entre Bpifrance, Paris Région Entreprises et le Réseau Entreprendre, ce sont 150 000 euros de subventions qui ont été perçues.
Après une phase où les sites gratuits d’information juridique de base, tel Commentcamarche, ont fleuri et ont réussi car il y avait un vrai besoin, la nouvelle génération de sites apporte des services payants qui se veulent plus haut de gamme. Avec toujours la même ligne jaune à ne pas franchir, celle du conseil juridique. Car cette activité est légalement réservée aux avocats.
Pour ces sociétés, toutes les techniques sont bonnes pour acquérir du trafic et de la clientèle
Le site Captain Contrat a d’ailleurs choisi de jouer les « tiers de confiance entre l’entreprise et l’avocat », explique Maxime Wagner, ingénieur de 30 ans qui a créé cette entreprise avec son frère Philippe, de trois ans son cadet, et un deuxième compagnon, Pierre Gielen. Lancée en 2013, cette société propose aussi sa technologie pour générer des documents juridiques de façon personnalisée, mais la couche finale est systématiquement apportée par un avocat mis en relation avec le client. De son côté, l’avocat concentre sa prestation sur le seul conseil et n’est plus embarrassé par le fastidieux travail de constitution de dossiers et écritures de formulaires. Plus onéreux que la plupart de ses concurrents, Captain Contrat choisit de jouer la garantie que représente un acte d’avocat.
Ces jeunes sociétés sont lancées dans une course de vitesse, car seules les plus grosses survivront. Toutes les techniques sont bonnes pour acquérir du trafic et de la clientèle. François Marill (HEC), qui a créé LegaLife avec un notaire et un polytechnicien il y a deux ans, fournit ainsi gratuitement des articles sur des sujets juridiques à des sites d’information comme ceux des Echos ou du Parisien qui renvoient sur sa propre plate-forme.
Cette course à la taille est d’autant plus urgente que plusieurs gros cabinets d’experts-comptables se préparent à se lancer sur ce marché. Paradoxalement, les avocats semblent plutôt à la traîne.
Les docteurs 3.0 de la Silicon Valley
LE MONDE ECONOMIE du 7 septembre 2015
Pousser la porte d’un des cabinets de One Medical à San Francisco, c’est entrer dans l’ère de la médecine 3.0. La déco, tout en bois, mobilier design, et couleur pop, est l’une des signatures du groupe. Les clients patientent en écoutant une musique douce et en sirotant un thé vert, mais la ponctualité est ici une règle d’or. « Je réserve via mon smartphone un créneau de quinze, trente ou quarante-cinq minutes, et mon médecin n’a jamais eu plus de cinq minutes de retard », se félicite Holly Goldin, la trentaine, qui travaille pour un éditeur de logiciels de la Silicon Valley.
Depuis peu, elle a aussi accès à un service de consultations à distance, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et pour les « petits bobos », la jeune femme n’a même pas besoin de se déplacer. « L’application pour smartphone inclut un outil de diagnostic : il me suffit de répondre à quelques questions pour obtenir une ordonnance qui est ensuite transmise à ma pharmacie », explique-t-elle.
A chaque visite, son médecin établit un compte rendu qui figure dans son dossier médical électronique, tout comme les résultats des examens réalisés. Résultat : « Ici, j’ai l’impression que tout le monde me connaît », se réjouit Tracy Deluca, une autre patiente, qui porte au poignet un bracelet connecté Nike, et n’a pas hésité à faire séquencer son génome « pour voir ». Ce package lui coûte 150 dollars par an, en plus du coût des consultations, couvert par son assurance-santé. « Cette optimisation permet à nos clients de réaliser des économies – entre 8 % et 10 % par an – tout en étant mieux soignés », assure Tom Lee, médecin et fondateur de One Medical.
Créée il y a dix ans, la société compte 35 cabinets à San Francisco, Boston, New York ou encore Chicago et emploie 200 médecins, dont Leah Rothman. « L’utilisation des nouvelles technologies nous permet d’optimiser le temps passé avec nos patients, et d’avoir un véritable échange avec eux », estime-t-elle. Cette généraliste de 33 ans a rejoint la start-up il y a quatre ans, lassée du « travail à la chaîne » qui est la règle dans la plupart des cabinets.
Un eldorado à 10 000 milliards de dollars
Surfant sur son succès, One Medical déjà levé 117 millions de dollars (105 millions d’euros), dont une partie auprès de Google (rebaptisé cet été Alphabet). En octobre, le géant de Mountain View a même lancé avec One Medical une application permettant de discuter – « chatter » – avec un médecin.
On est bien loin des algorithmes et des liens publicitaires sponsorisés, mais dans la Silicon Valley, un tel tandem n’étonne plus. Alors que les nouvelles technologies sont en passe de révolutionner la médecine et la recherche pharmaceutique, Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft ou encore IBM – les « GAFA » – ont fait de la santé leur nouvel eldorado. A la clé ? Un marché mondial estimé à 10 000 milliards de dollars.
En 2014, Google Ventures, le fonds d’investissement du géant de l’Internet, a consacré un tiers des 425 millions à sa disposition pour financer des start-up du secteur. Créé en 2013, son laboratoire secret California Life Company (Calico) investira avec le laboratoire pharmaceutique AbbVie jusqu’à 1,5 milliard de dollars dans un ambitieux programme de recherche pour « découvrir, développer et mettre sur le marché de nouvelles thérapies pour des patients ayant des maladies liées à l’âge, incluant la neurodégénérescence et le cancer ».
Enfin, sa division Life Sciences développe des technologies pour améliorer le diagnostic, le suivi et la prise en charge des malades : des lentilles de contact « intelligentes » pour mesurer en continu différents paramètres biologiques, des nanoparticules pour traquer les cellules cancéreuses, ou cuillère pour corriger le tremblement des personnes atteintes par la maladie de Parkinson. Farfelu ? Les plus grands industriels, eux, sont convaincus : numéro un mondial de la pharmacie, Novartis a été le premier à conclure un deal avec Google il y a un an, suivi de l’américain Johnson & Johnson au printemps, et du français Sanofi.
La firme de Mountain View, avance ainsi à pas de géant, mettant la main sur les meilleures équipes et multipliant les acquisitions. « Nous avons pour principe de faire travailler ensemble des scientifiques aux parcours très différents. Et nous n’avons pas peur de la complexité, et des quantités impressionnantes de données qu’il faudra décrypter pour atteindre nos objectifs », expliquait au Monde en avril Andy Conrad, qui pilote Google Life Sciences. Du côté des laboratoires, on insiste sur la complémentarité des approches. « A chacun son métier. Notre force, c’est d’abord la connaissance des maladies et du patient », souligne Pascale Witz, qui dirige la division « Diabète et cardiovasculaire » de Sanofi.
Le smartphone, pierre angulaire de la médecine 3.0
A un quart d’heure du campus de Google, Apple affûte aussi ses armes. Lancé en 2007, son iPhone est l’une des pierres angulaire de la médecine 3.0. Sans la révolution du smartphone, One Medical n’aurait sans doute pas rencontré le même succès, tout comme FitBit.
Cette start-up cotée en Bourse depuis juin et valorisée 7 milliards de dollars, est le leader des bracelets connectés, avec 85 % du marché aux Etats-Unis. Nombre de pas effectués dans la journée, calories dépensées, temps de sommeil, fréquence cardiaque… : rien n’échappe à ce tracker d’activité. Lié à une application, ce coach électronique a déjà séduit plus de 20 millions de personnes et Apple espère faire aussi bien avec son iWatch, lancée en avril. Cette gigantesque cohorte est une mine d’or pour les chercheurs académiques comme pour les laboratoires, pour qui le suivi en « vie réelle » des patients est devenu déterminant.
Lire aussi : Intelligence artificielle : « le vrai danger, c’est de ne pas s’en servir »
Apple l’a bien compris. En juin 2014, la firme à la pomme a lancé son HealthApp –un tableau de bord qui centralise les données recueillies par le FitBit et d’autres objets connectés (balances, tensiomètres, lecteur de glycémie, inhalateur), mais aussi par l’iPhone lui-même. Loin d’être un gadget de plus, cette nouveauté a pris son sens six mois plus tard avec la présentation du ResearchKit. L’idée ? Transformer l’iPhone en un puissant outil de recherche médicale. Avec ResearchKit, les scientifiques peuvent créer des applications sur mesure pour leurs études et les connecter à l’HealthApp afin de recueillir les données dont ils ont besoin.
Parmi les études déjà lancées avec ResearchKit : « Share the Journey », qui vise à comprendre pourquoi certaines patientes ayant survécu au cancer du sein se rétablissent plus rapidement que d’autres, ou encore « mPower », qui ambitionne d’être la plus vaste au monde sur la maladie de Parkinson.
« A l’aide des capteurs évolués de l’iPhone, nous sommes en mesure de mieux modéliser l’asthme d’un patient, ce qui nous permet de lui administrer un traitement plus précis et personnalisé », souligne ainsi Eric Schadt, généticien au Mount Sinai Hospital à New York. Une perspective qui intéresse aussi beaucoup les laboratoires, sommés par les autorités de démontrer plus précisément l’efficacité de leurs médicaments. Facebook travaillerait de son côté à la création de communautés de patients, ainsi que sur des applications santé.
Les promesses de l’intelligence artificielle
Sur ce terrain, Apple sera en concurrence frontale avec Microsoft, qui s’est doté d’un arsenal comparable : une application, baptisée MicrosoftHealth, et un bracelet connecté, le Microsoft Band. La firme compte faire la différence en exploitant de façon différente les données grâce à des algorithmes maison.
Pionnier de l’intelligence artificielle, Eric Horvitz dirige le principal centre de Microsoft Research à Redmond, près de Seattle. Dans son minuscule bureau encombré de livres, d’orchidées et de photos de famille, ce scientifique entretient sa forme grâce à un tapis de course posé sous son ordinateur. La santé est l’un de ses sujets de prédilection. « Aux Etats-Unis, plus de 100 000 décès par an sont causés par des erreurs évitables commises dans les hôpitaux. Beaucoup de ces erreurs pourraient être identifiées par les systèmes d’intelligence artificielle avant qu’elles ne soient fatales aux patients », martèle-t-il.
Ses modèles prédictifs, fondés sur l’analyse de grands jeux de données, aident les médecins à prendre de meilleures décisions, et évitent à l’hôpital des dépenses inutiles. En phase pilote pour la plupart, ils pourraient rejoindre l’arsenal de Caradigm, une société créée en 2012 par Microsoft et GE, un conglomérat industriel. Spécialisée dans la gestion de données de santé, elle gère les dossiers de 175 millions de patients et de 1 400 hôpitaux dans le monde.
Watson, le système d’intelligence artificielle d’IBM, est encore plus ambitieux. Testé au Memorial Sloan Kettering, un hôpital new-yorkais réputé dans le traitement du cancer, il aide les médecins à choisir le meilleur cocktail de molécules pour chaque patient. Une science de l’analyse des données cliniques, mais aussi de toute la littérature scientifique. « Watson est un outil purement statistique, qui apprend avec le temps, précise Pascal Sempé, d’IBM en France. Pour obtenir des réponses intelligentes, il faut l’emmener à l’école, l’éduquer, l’entraîner. C’est au docteur de lui indiquer si sa réponse est pertinente ou non. »
La connaissance du génome boosté par le « cloud computing »
La bataille s’annonce également sans merci sur le « cloud computing ». Sans ces espaces de stockages et ces services accessibles à distance, le fait de pouvoir séquencer un génome humain pour 1 000 dollars ne servirait à rien. Les chercheurs seraient tout simplement incapables d’analyser et d’échanger les données ainsi générées. « Il y a peu, j’ai tenté de télécharger sur des serveurs situés à San Diego, en Californie, des données stockées sur des ordinateurs situés à Rockville, dans le Maryland. Le transfert était si lent, que j’ai fini par les mettre sur des disques durs et des clés USB, pour qu’elles traversent le pays avec Fedex », confiait il y a peu le généticien Craig Venter à l’agence de presse Reuters.
Depuis il a tout mis entre les mains d’Amazon. Il n’est pas le seul : selon les analystes, le marché du cloud lié à la génomique pourrait atteindre 1 milliard de dollars en 2018, Amazon et Google se disputant la première marche du podium. Leurs serveurs sont au service de vastes études sur l’autisme, la maladie d’Alzheimer ou certains cancers. Ils se cachent aussi derrière le succès de start-up comme DNA Nexus, spécialisée dans le traitement des données génétiques.
Fondée en 2009 par des scientifiques de l’université Stanford, elle compte Google parmi ses actionnaires et est cliente d’Amazon dont elle utilise la puissance de calcul des serveurs. « Grâce à cela, nous pouvons comparer des génomes entre eux, identifier des variantes, repérer des séquences aberrantes ou encore trier les patients selon certaines caractéristiques », explique David Shaywitz, le directeur médical de DNA Nexus.
Avec une telle galaxie de projets, les GAFA risquent-ils de balayer laboratoires pharmaceutiques et médecins ? « Nous en sommes au stade de la vaguelette, mais ces évolutions sont des tsunamis, estime Laurent Alexandre, auteur de La Mort de la mort (JC Lattès, 2011) et fondateur de DNA Vision, une société spécialisée dans le séquençage ADN. Ce déluge de données va bouleverser l’équilibre des forces au profit des GAFA, et au détriment des laboratoires pharmaceutiques qui sont en déclin, et des médecins qui ne pourront plus gérer la complexité des informations. Les cancérologues vont perdre leur liberté de prescription en dix ans, au profit des algorithmes. »
L’hybridation de l’homme et de la machine pourrait être la prochaine étape. Cette ambition – celle des transhumanistes – est largement partagée par les géants de la high-tech, même si des personnalités comme Bill Gates s’en sont publiquement inquiétées. Bill Maris, qui pilote Google Ventures, n’a ainsi pas hésité à déclarer en mars qu’il lui semblait tout à fait possible de vivre 500 ans. « Je ne suis pas transhumaniste, mais nous devons nous préparer à un vrai changement de civilisation, insiste Laurent Alexandre. Malheureusement, nos élites sont complètement dépassées, et il n’y a pas de vrai débat sur ces sujets. »
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/entreprises/article/2015/09/07/les-docteurs-3-0-de-la-silicon-valley_4747916_1656994.html#11ooUERyHARVQwY4.99
Voyage au cœur de la troisième révolution industrielle
Les Echos du 5 octobre 2015
Voyage au cœur de la troisième révolution industrielle
Le numérique bouleverse en profondeur notre société. Economie, santé, éducation, travail, vie privée, politique… Sandrine Cassini et Philippe Escande nous proposent une plongée dans le monde du capitalisme 3.0.
La machine numérique est en train de s’attaquer à toute la société et personne n’en sortira indemne. Le monde change à tous les niveaux, du plus concret – l’usage des taxis à Paris, la réservation d’un hôtel, la fabrication d’une voiture –, au plus impalpable – les comportements, la façon de penser, de vivre et d’organiser la société. C’est le principe des grandes révolutions industrielles. Elles s’insinuent dans tous les secteurs, et les conséquences sociétales marchent de pair avec les bienfaits matériels. Le propos de ce livre (*) est de raconter comment, tout à coup, le monde bascule.
Un vent de révolte
Un vent de panique gagne la France. Le tsunami Internet, qui a déjà détruit une bonne part de l’industrie de la musique et de la presse, s’infiltre désormais partout. Les transports et l’hôtellerie sont les prochains sur la liste. Même le puissant monopole de la SNCF commence à se poser des questions. En septembre 2013, le patron de la SNCF, Guillaume Pepy, a tenu devant ses troupes un étonnant discours à l’intonation guerrière. Le PDG assure que les nouveaux ennemis de la compagnie de chemin de fer et de ses deux cent soixante mille salariés s’appellent… Google et BlaBlaCar, le site de covoiturage qui transporte chaque mois plus de deux millions de voyageurs. Sa crainte : voir, comme dans le tourisme, émerger de nouveaux intermédiaires qui détournent sa clientèle et lui fassent perdre le contact avec ses voyageurs. Et, pourquoi pas, lui volent un jour son métier ! […] S’ils ont commencé par les industries de contenus facilement dématérialisables, comme les médias ou la musique, les nouveaux seigneurs du capitalisme s’attaquent désormais à la finance, l’énergie, la santé, l’éducation, l’immobilier, la construction et même l’agriculture ! Aucun pan de la société n’est à l’abri de la révolution numérique. C’est justement ce qui caractérise une révolution. […] Parue en septembre 2013, une étude de deux chercheurs de l’université d’Oxford a fait grand bruit. Elle prévoit que 47 % du total des emplois américains sont désormais menacés. Un sur deux !
Google, le nouveau General Electric
La boulimie d’expansion [de Google] n’est pas sans rappeler la glorieuse épopée d’Edison puis de General Electric au début du xxe siècle, explorant le moindre recoin de l’énergie électrique, des turbines de barrage aux ampoules, en passant par l’électroménager, les réseaux électriques et les machines-outils. C’est le propre des marchés non stabilisés et en forte croissance. Aujourd’hui, Google, entreprise de médias, est dans ce moment critique. Sa dernière grosse acquisition est un fabricant de thermostats, Nest, créé par l’ancien concepteur des iPod d’Apple. Une façon d’entrer dans la gestion de l’énergie dans les maisons.
Et après ? Pourquoi ne pas remonter la chaîne de valeur de l’énergie, jusqu’à la production d’électricité ? La société est après tout le premier utilisateur de panneaux solaires aux Etats-Unis. Comme Elon Musk entend le faire en combinant ses voitures électriques Tesla, ses batteries et ses panneaux solaires… Google va même encore plus loin de ses bases en achetant un laboratoire de biotechnologies spécialisé dans le vieillissement et en embauchant des cerveaux de la médecine pour trouver la recette d’une vie (presque) éternelle.
La voiture, le commerce, l’énergie, l’information, la bureautique, l’informatique, la santé, l’assurance… « Bientôt, les deux tiers des patrons du CAC 40 en viendront à se demander si leur premier concurrent demain ne sera pas Google », assure Philippe Lemoine, l’ancien patron de LaSer Cofinoga, président de la Fondation Internet nouvelle génération et auteur d’un rapport sur le sujet pour le gouvernement. Google est le General Electric des temps nouveaux. C’est pour cela qu’il fait peur à tout le monde.
Quand Bouygues a peur d’un thermostat
A Issy-les-Moulineaux, en région parisienne, un « écoquartier » 100 % high-tech et 100 % développement durable a été construit dans l’ancien fort de la ville. Mille six cents logements symbolisent le futur de l’habitat et de la ville intelligents. Tout y est connecté. Dans chaque appartement, le résident programme à partir d’un écran tactile, situé dans l’entrée, l’allumage des lumières, de son chauffage et ses volets. L’écran l’informe également en temps réel de sa consommation énergétique. Luxe ultime, le tout est pilotable depuis une application mobile. […] A l’origine du Fort d’Issy, se trouve Bouygues Immobilier, qui a conçu non seulement les bâtiments, mais l’ensemble des services attenants. « On vend de plus en plus de l’usage, plutôt que de la propriété », justifie Christian Grellier, vice-président innovation et développement durable du groupe. Sur un bâtiment, Bouygues Immobilier prend des engagements en matière de consommation d’énergie, ce qui nécessite de capter et d’analyser les données afin d’optimiser la gestion du chauffage ou de la climatisation. A Issy-les-Moulineaux, le groupe a travaillé avec Microsoft et Bouygues Telecom. Sur sa route, il croise donc Nest, le thermostat racheté par Google, qui s’insère dans l’habitat et connaît mieux que vous-même vos habitudes de vie et de consommation.
Pour le moment, Nest reste un thermostat inoffensif. Mais que se passera-t-il s’il fait son entrée dans tous les foyers, devenant aussi indispensable qu’un smartphone ? « Demain, ils pourront nous dire : je sais comment fonctionne votre bâtiment, et je viens vous vendre les données. Nous voulons garder la propriété de nos données », avance Christian Grellier.
La fin du salariat
Emploi temporaire, sous-traitance, multi-activité, activité autonome, le CDI à vie issu des Trente Glorieuses se fissure sous les effets conjugués de la croissance faible qui perdure depuis les années 1970, et des technologies de l’information, note un rapport du Conseil pour l’orientation sur l’emploi publié en 2014. En France, le succès du statut d’autoentrepreneur, lancé en 2009, et qui a vu plus d’un million de personnes créer leur microentreprise, est la meilleure illustration de ce phénomène. […]
Au départ, travailler en solo ou monter sa microentreprise n’est pas forcément un choix. C’est face à un marché du travail qui ne veut plus d’eux que les individus optent pour l’indépendance. La plate-forme de taxis Uber emploie beaucoup d’anciens chômeurs qui deviennent autoentrepreneurs. Les nouveaux organes de presse font uniquement appel à des pigistes. EBay, PriceMinister ou Amazon, qui permettent à n’importe qui de monter facilement sa petite activité d’e-commerce, sont également des repaires d’actifs en difficulté.
[…] Mais l’indépendance ressemble aussi à une jungle où règne la loi du plus fort. Si Hopwork se vante de « libérer le travail », la plate-forme permet surtout aux entreprises d’attribuer des notes aux indépendants dont elles sont le plus satisfaites, créant ainsi un cercle vertueux (ou vicieux) qui privilégie le plus demandé et rejette le moins performant. Dans ce monde du travail du futur, plus émietté, plus morcelé, deux catégories de travailleurs émergent. D’un côté, les grands gagnants du système, à la fois doués, disposant de compétences rares et valorisées, à l’aise dans ce monde d’ultracompétition. Défaits de l’emprise hiérarchique de l’entreprise, ils gagneront en liberté, se retrouveront sur le même pied d’égalité que le donneur d’ordre. Les autres accompliront des tâches à plus faible valeur ajoutée, peu payées, qu’il faudra multiplier pour gagner de quoi vivre.
L’intimité
En 2010, Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, affirmait que le concept de vie privée était dépassé et, d’ailleurs, que les individus s’en accommodaient très bien. Depuis, le jeune patron milliardaire a adouci ses propos. Et a montré qu’il tenait beaucoup à son intimité, en rachetant les villas avoisinant la sienne à Palo Alto. Vinton Cerf, l’un des pères fondateurs de l’Internet, devenu « chief evangelist » chez Google, avait jeté un pavé dans la mare en lançant que « la vie privée pourrait très bien être une anomalie » de l’histoire. […] De fait, le concept de vie privée est une invention récente. Il prend son essor après la Révolution française, dans la bourgeoisie du xixe siècle. Au Moyen Age, la maison n’est pas un espace privé mais public, un lieu où l’on travaille, où l’on dort. Les pièces ne sont pas séparées. Au départ, le désir de l’intime est mal vu. Il est synonyme d’égoïsme, d’intrigue, de complot, rappelle l’historienne Michelle Perrot.
[…] Le numérique brouille la frontière qui sépare vie privée et vie publique. « Les données personnelles servent à autre chose qu’à de la vie privée, et notamment à de la vie publique, à de l’exposition personnelle, à des modèles économiques », relate Isabelle Falque-Pierrotin, la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Les individus eux-mêmes attendent beaucoup de leurs données personnelles. « Jusqu’à présent, ils demandaient qu’elles soient protégées. Aujourd’hui, ils souhaitent en “faire ce qu’ils veulent”, ce qui relève d’un dessein individuel », indique la patronne de la CNIL.
Hypercapitalisme, ou partage ?
Sommes-nous à l’aube d’un hypercapitalisme où tout sera marchandise – les corps et les âmes –, porte ouverte à tous les excès et à tous les despotismes ? Nous dirigeons-nous, au contraire, vers un postcapitalisme où le partage remplacera l’échange commercial ? Ou plutôt, quel sera le dosage final entre ces deux solutions extrêmes ? Enfer ou paradis, libération ou asservissement, le monde que nous dessine la révolution numérique fera de nous et des générations à venir des êtres différents… et en même temps si semblables dans leurs élans et leurs doutes. Comme Prométhée, nous toucherons à la puissance divine pour nous apercevoir qu’elle est, à nouveau, plus loin que jamais.
* « Bienvenue dans le capitalisme 3.0 », par Sandrine Cassini et Philippe Escande, éditions Albin Michel, 18 euros.
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