10/12/2014
Les périls de la certitude...
Jean Tirole, prix Nobel d'Economie, s'exprime une fois dans Les Echos, une deuxième fois dans son discours de réception !
"Rendre le monde meilleur" serait aussi le leitmotiv des économistes du monde entier... Selon notre économiste, les imperfections du "marché" doivent être corrigées, mais de manière scientifique !
Les économistes, sont seuls aptes à cette besogne, loin de toute interférence politique, avec des instruments d'analyse connus...
Le "régulateur" doit tenir compte dans son action du degré de connaissance de la situation (ou de son absence). Il doit rester humble, avec le doigt léger !
Le pouvoir devient "irresponsable", quand il sait identifier les "filières du futur"...
Modestie, pondération sont vraiment les caractéristiques de notre Prix Nobel !
Les cinq leçons de Jean Tirole
Le Figaro du 9 décembre 2014
Les travaux de Jean Tirole sont tellement variés que l’on attendait avec excitation son discours de réception du Nobel d’économie : comment allait-il tout synthétiser en une heure ? Mission accomplie. Les spécialistes apprécieront. Mais quelle vision a été décrite par celui qui affirme que « la mission principale des économistes est de rendre le monde meilleur » ? Essai de synthèse en cinq messages.
Le premier message est que le bon débat n’est pas entre pro et anticapitalistes. Les marchés sont imparfaits et doivent être régulés pour se rapprocher autant que possible des marchés parfaits. Loin des slogans simplistes, Jean Tirole repousse la solution unique à tous les problèmes, réels ou supposés, de nos économies modernes. Il propose une approche détaillée de chaque imperfection de marché. Les idéologues de tout bord vont détester cette vision du juste milieu.
Le second message est que les questions économiques doivent être abordées de manière scientifique. Chaque question doit être observée de manière minutieuse puis traitée en faisant appel aux meilleures connaissances techniques disponibles. À des années-lumière du « y’a qu’à, faut que » pratiqué par des millions d’économistes de comptoir ou de salon. Tout comme les autoprescriptions médicales ne sont pas adaptées au traitement des maladies sérieuses et nécessitent plutôt l’intervention de spécialistes, les maux économiques demandent de faire appel aux bons techniciens. Cette vision « technocratique » des questions économiques va hérisser plus d’un poil, autant chez M. Tout-le-Monde que parmi l’énarchie qui pense détenir le savoir universel. C’est le mode de fonctionnement français de la haute administration et de la prise de décision politique que Jean Tirole remet ainsi en cause.
Car le troisième message est que l’économie est une discipline scientifique. Pour beaucoup de gens, cette affirmation est risible. Les économistes ne disent-ils pas tout et son contraire ? Leurs analyses ne sont-elles pas biaisées par leurs préjugés politiques ou autres ? Jean Tirole démontre que non, cas par cas. Il donne une définition précise du critère qu’il utilise pour dégager « la » bonne solution. Il fait appel à des instruments d’analyse connus, ou créés pour l’occasion, pour faire apparaître les avantages et les inconvénients de diverses solutions, conscient des effets secondaires. Le prix Nobel récompense les nombreuses solutions qu’il a ainsi dégagées pour traiter des monopoles, de la propriété intellectuelle, de la régulation des réseaux, etc. Les pourfendeurs des brevets industriels ou de Google, tout comme les adeptes des prix contrôlés, devraient être ébranlés dans leurs certitudes outrées.
Les périls de la certitude constituent d’ailleurs le quatrième message de Jean Tirole. Il observe que toute régulation, tant dans sa conception que dans sa mise en œuvre, exige des connaissances précises de l’entreprise ou de l’industrie régulée, connaissances que souvent les régulateurs ne peuvent pas posséder. Avec finesse, il conclut que la puissance de la réglementation - la profondeur de l’intervention - doit être adaptée à cette incertitude. Si le régulateur fait face à un degré important d’incertitude, il doit intervenir avec légèreté. Une telle humilité va décevoir les nombreux petits tsars qui peuplent nos ministères et qui désespèrent nos entrepreneurs.
Enfin, il y ce dont Jean Tirole ne parle pas : la politique industrielle. Loin de moi l’intention de mettre dans sa bouche ce qu’il ne dit, mais cette absence est troublante. Est-ce parce qu’il n’en pense pas du bien ? Son approche le suggère. À aucun moment il n’évoque l’intérêt d’avoir des champions nationaux ou de maintenir des connaissances et des compétences qui existent dans le pays. Quand il mentionne Schumpeter, on pense au concept de destruction créatrice. L’idée est que les positions établies deviennent vieillissantes et improductives, et doivent alors être détruites pour faire place à des innovations industrielles et commerciales. Quand il parle d’incertitude, il suggère que les autorités administratives et politiques sont bien mal placées pour identifier les filières du futur, et bien incapables d’intervenir dans la gestion des entreprises qu’elles souhaitent faire revivre. Voilà qui devrait donner à réfléchir au pays qui a inventé le ministère du Redressement productif.
L’éthique et le marché
Les Echos du 7 décembre 2014
Jean Tirole / TSE / Fondation Jean-Jacques Laffont / IDEI - Président, Prix Nobel d'Economie
Le point de vue de Jean Tirole, président de la Toulouse School of Economics et Nobel d'économie 2014.
Limites morales du marché…
Aux yeux des économistes, le marché est un puissant mécanisme d’allocation des ressources. Il protège aussi le citoyen des lobbies et du pouvoir discrétionnaire, si présents dans les économies planifiées où les mécanismes d’allocation des ressources sont plus centralisés. Pour ces raisons, il joue un rôle central dans la vie économique. Mais bénéficier des vertus du marché requiert souvent de s’écarter du laissez-faire. De fait, les économistes ont consacré une grande partie de leurs recherches à l'identification des défaillances du marché et à leur correction par la politique publique: droit de la concurrence, régulation par les autorités sectorielles et prudentielles, taxation des externalités environnementales ou de congestion, politique monétaire et de stabilité financière, mécanismes de fourniture des biens tutélaires comme l’éducation et la santé, redistribution, etc.
Les spécialistes des autres sciences sociales (philosophes, psychologues, sociologues, juristes et politistes…), une grande partie de la société civile, et la plupart des religions ont une vision différente du marché. Tout en reconnaissant ses vertus, ils reprochent souvent aux économistes de ne pas suffisamment tenir compte des problèmes d’éthique, et de la nécessité d’établir une frontière claire entre les domaines marchand et non-marchand.
Un symptôme de cette perception est le succès planétaire du livre «Ce que l'argent ne saurait acheter : Les limites morales du marché » de Michael Sandel (1), professeur de philosophie à Harvard. Pour citer certains de ses exemples, Michael Sandel fait valoir que toute une gamme de biens et services, comme l’adoption d’enfants, la gestation pour autrui, la sexualité, la drogue, le service militaire, le droit de vote, la pollution ou la transplantation d’organes, ne doivent pas être banalisés par le marché. Pas plus que de l'amitié, l’admission aux grandes universités ou le prix Nobel ne doivent être achetés, ou les gènes et plus généralement le vivant ne doivent être brevetés.
… ou défaillances de marché ?
Certains de ces exemples reflètent un manque de connaissance des très nombreux travaux d’économistes depuis dix ans et parfois beaucoup plus, en Europe (2) comme aux États-Unis. Ces travaux théoriques et expérimentaux (sur le terrain, en laboratoire ou en neuroéconomie) couvrent des sujets aussi divers que la morale et l’éthique, les normes sociales, l’identité, la confiance, ou les phénomènes d’éviction engendrés par les incitations.
Par exemple, l’idée que l’on puisse acheter une vraie amitié, une admission à une université ou un prix Nobel contrevient aux théories élémentaires sur les asymétries d’information : ces « biens » perdraient leur valeur s’ils pouvaient être achetés! Un marché pour l’adoption d’enfants où les « vendeurs » (parents biologiques, agences d’adoption) et les « acheteurs » (les parents adoptifs) s’échangeraient des enfants, n’incluraient pas une tierce partie pourtant très concernée : les enfants eux-mêmes. La question de la drogue pose, au-delà des problèmes de violence ou de santé publique liés aux drogues dures, la question de l’insuffisance d’autodiscipline et de l’addiction, dont les individus concernés sont les premières victimes. Un pays où les droits de vote s’échangeraient à un prix de marché ne mènerait pas à des politiques auxquelles nous souscririons « derrière le voile de l’ignorance », c’est-à-dire avant de connaître notre place dans la société (3). Quant à la pollution, l’expérience montre que la recommandation la plus fréquente des économistes - un prix unique du polluant - a nettement diminué le coût des politiques écologiques, et par là les a nettement renforcées. Pour tous ces exemples, nous sommes donc dans le domaine des défaillances de marché, que les économistes ont toujours mises au premier plan.
Une autre limite au marché est que dans certaines circonstances les incitations qu’ils créent peuvent être contre-productives. Roland Bénabou (de l’université Princeton) et moi-même avons supposé qu’un comportement prosocial peut être motivé par trois facteurs : une vraie générosité, une incitation (par exemple monétaire) à adopter un tel comportement, et une volonté de paraître, c'est-à-dire de donner une bonne image de soi, soit vis-à-vis de soi-même soit vis-à-vis des autres. Cette volonté de paraître peut être modélisée grâce à la théorie « des inférences » (ou « de l’attribution » en psychologie). Elle est d’autant plus importante que le comportement est public (surtout devant des personnes dont on recherche l’estime) et qu’il est mémorable. Cette recherche théorique (4) a montré par exemple que quand cette volonté de paraître est importante, une incitation monétaire peut être contreproductive. En cas de paiement pour un acte autrement prosocial (par exemple le don de sang), les individus ont peur que leur contribution soit interprétée comme un signe de cupidité plutôt que de générosité, et que le signal qu’ils envoient aux autres soit ainsi dilué. Contrairement à un principe de base de l’économie, une récompense monétaire peut réduire l’offre du comportement prosocial concerné. Plusieurs études empiriques réalisées ont depuis vérifié cette hypothèse.
Roland Bénabou et moi avons aussi étudié les messages envoyés par les politiques publiques quant aux normes sociales, en vigueur ou jugées devoir prévaloir par les autres membres de la société (5). Parfois, l’utilisation de dispositifs incitatifs signale le peu d’enthousiasme de nos concitoyens pour le bien public et par là peut détériorer la norme de comportement citoyen et se révéler contreproductive. Dans la mesure où nous désirons tous garder l’illusion que la société dans laquelle nous vivons est vertueuse, ceci éclaire aussi la résistance répandue au message des économistes, souvent porteurs de mauvaises nouvelles empiriques. Cette idée permet aussi de comprendre pourquoi les sociétés modernes, voulant signaler leurs valeurs, renoncent à la peine de mort ou à des châtiments cruels, même en cas consentement de la personne concernée à une substitution des peines habituelles.
Le domaine du non-marchand
Une identification de la nature des défaillances du marché me semble plus fructueuse pour la conception des politiques publiques qu’une simple indignation. Il convient par exemple d’aller au fond des choses et de travailler sur le terrain pour mieux comprendre. Prenons un domaine sur lequel le débat manque de profondeur et nécessiterait plus de réflexion : le don d’organe. Il y a longtemps, l’économiste Gary Becker remarquait par exemple que l’interdiction de vendre son rein limitait les dons (essentiellement réservées à la famille ou aux très proches), condamnant des milliers de personnes (rien qu’aux Etats-Unis) à mourir chaque année faute de donneur, et que donc les détracteurs des marchés d’organes ne devraient pas se targuer de moralité.
Malgré le bien-fondé de cet argument, nous éprouvons tous une certaine gêne vis-à-vis des marchés de dons d’organe. Mais il conviendrait de comprendre pourquoi. Est-ce parce que nous craignons que les donneurs ne soient pas suffisamment informés des conséquences de leur acte (dans ce cas, il y a un remède simple : l’obligation pour le donneur d’écouter une information impartiale) ? Parce que la vente d’organe, en dévoilant que des individus sont prêts à perdre un rein pour quelques centaines d’euros, révèlerait des inégalités que nous voudrions bien oublier ? Ou bien parce que l’on veut protéger les gens contre leur préférence trop forte pour le présent (la préférence pour une somme disponible immédiatement contre des conséquences néfastes dans le long terme) ?
Notre attitude vis-à-vis du marché relève peut-être aussi de notre refus de comparer l’argent avec certains autres objectifs. Par exemple, l’introduction de considérations financières heurte particulièrement nos vues sur le caractère sacré de la vie humaine. La vie, comme nous le savons, « n’a pas de valeur ». L'explicitation des arbitrages liés à la santé (allocation des budgets hospitaliers ou choix de sécurité) soulève des controverses importantes. Les tabous sur la vie et la mort, faisant partie de « l’incommensurable », ont des conséquences, comme un accroissement des décès dus à notre parti-pris dans les choix hospitaliers ou l’allocation des budgets de recherche médicale. Ou, pour prendre un cas moins extrême, deux chercheuses américaines ont montré que même le marché américain a priori très concurrentiel du funéraire exhibe des marges quasi-monopolistiques, en raison de notre répugnance de parler d’argent lors d’un décès d’un proche. Et pourtant, nous mettons tous implicitement une valeur sur la vie, celle des patients lors d’arbitrage dans les choix d’équipements hospitaliers, ou celle de nos enfants dans nos choix d’automobile ou de vacances. Mais jamais nous ne voudrons admettre que nous faisons ces arbitrages, qui nous mettent presque aussi mal à l’aise que Sophie ayant à décider lequel de ses deux enfants doit survivre sous la menace que les deux soient gazés si elle refusait de faire un choix.
Les ressorts de la moralité
Ces répugnances, ces tabous sont-ils provoqués par la peur de perte de dignité qui s’ensuivrait même si l’on ne faisait même que contempler de tels choix (7) ? Ou par la peur que la société ne s’engage sur une pente glissante ?
Pour avancer, il faudra identifier en profondeur les ressorts de la moralité et des comportements. L’on pourra ainsi mieux comprendre comment différentes institutions, marché ou systèmes plus administrés, affectent nos valeurs et mos comportements. Une étude récente d’Armin Falk (Bonn) et Nora Szech (Karlsruhe) publiée dans Science (8) montre que le partage de responsabilité érode les valeurs morales. Cette érosion s’applique aux marchés, mais existe déjà avec la même puissance dès qu’une décision implique une autre personne, autorisant (un semblant de) partage de la responsabilité. L’existence d’ « excuses » (« l’on m’a demandé de le faire », « quelqu’un le ferait de toute façon si je ne le faisais pas », « je ne savais pas », « tout le monde le fait », etc…) a dans toutes les organisations permis la mise au rencart des réticences à des comportements peu éthiques.
La définition des politiques économiques ne peut se satisfaire d’une dichotomie arbitraire entre domaine du non-marchand et domaine marchand et des cantonnements dans des postures morales. Comme le note le psychologue et professeur d’éthique Jonathan Haidt (9), la morale commune réfère non seulement à des externalités, mais aussi à des condamnations de comportements sans victime claire. Or il y a moins d'un demi-siècle, l'opinion majoritaire condamnait les actes sexuels entre deux personnes du même sexe, ou (aux Etats-Unis) entre deux personnes de races différentes, ou encore impliquant une femme (mais pas un homme) non-mariée. Sur un terrain plus économique, les droits d’émission négociables inspiraient il y a vingt ans un dégoût généralisé, avant qu’ils se banalisent une fois qu’il fut compris par une frange de la population qu’ils promouvaient la cause écologique. Nos sentiments de répulsion sont très peu fiables comme source d'inspiration éthique. Le progrès de la civilisation nécessite de questionner ces sentiments et de privilégier la réflexion dans la conception des politiques publiques.
Il nous faut mieux comprendre les fondements des craintes vis-à-vis de la marchandisation de certains domaines ainsi que ceux de la moralité. Ce que la communauté des chercheurs, y compris Roland Bénabou, Armin Falk et moi-même, va continuer d’explorer dans les années à venir.
(1) Editions du Seuil, 2014.(2) Par exemple, sur la confiance (Yann Algan à Sciences Po), l’équité (Ernst Fehr à Zurich), la motivation intrinsèque (Tim Besley and Maitreesh Ghatak à la London School of Economics, Marie Claire Villeval à Lyon ), l’altruisme (Tore Ellingsen à Stockholm, Bruno Frey à Zurich, Ingela Alger, Paul Seabright, et Jorgen Weibull à Toulouse), les émotions (Astrid Hopfensitz à Toulouse), le bonheur (Andrew Oswald à Warwick), Richard Layard et Paul Dolan à LSE, Andrew Clark et Claudia Senik à PSE) ; et bien d’autres encore.(3) Pour une discussion en profondeur des questions de vote, voir par exemple le livre d’Alessandra Casella (2012) "Storable Votes. Protecting the Minority Voice", Oxford University Press.(4) "Incentives and Prosocial Behavior," American Economic Review, 96.(5): 1652-1678. (5) “Laws and Norms”, mimeo.(6) Judith Chevalier et Fiona Scott Morton (2008) “State Casket Sales and Restrictions: A Pointless Undertaking?” Journal of Law and Economics. (7) Roland Bénabou et Jean Tirole "Over My Dead Body: Bargaining and the Price of Dignity," American Economic Review, Papers and Proceedings, 99(2): 459-465. (8) “Morals and Markets”, Science, 2013, 340, 707-711. (9) “The Righteous Mind: Why Good People are Divided by Politics and Religion” (2012).
En savoir plus sur http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0203992322487-lethique-et-le-marche-1072245.php?OiH7WK40vuMSfrxO.99
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