14/05/2016
Economie du Bien commun
Jean Tirole insiste énormément sur l'absence de culture économique des politiques en général !
Il prône un libéralisme tempéré et responsabilisé ! Il est écolo convaincu et européen déterminé !
La révolution numérique est en train de gagner tous les métiers, elle doit bouleverser les organisations actuelles.
La taxe carbone est un bon choix, mais JT décoche un carton rouge à la COP21 !
Le contrat de travail unique doit remplacer le système français à deux vitesses. Il demande également la révision du système Sécurité sociale + Mutuelles et celle de l'entrée à l'Université.
La France a besoin de réformes simples, dictées par le bon sens ! Vive 2017 !
Jean Tirole, le Nobel d'économie qui descend dans l'arène
Le Figaro du 8 mai 2016
Le Prix Nobel 2014 Jean Tirole publie un livre événement intitulé Économie du bien commun. Cette grande synthèse tente de répondre à presque toutes les questions que l'on se pose sur l'état de l'économie, de l'écologie à l'ubérisation, ou sur le métier d'économiste. Un pavé dans la mare pour le débat de la présidentielle 2017.
Dans son bureau d'angle du cinquième étage de l'ancienne manufacture des tabacs de Toulouse, Jean Tirole est tel qu'on se l'imagine, empreint d'une certaine réserve, avec son air de bon élève modeste. On ne trouve pas dans son bureau, très modeste lui aussi, le moindre signe d'un Nobel. Juste une photo en noir et blanc où on le voit marcher aux côtés d'un de ses pairs, Joseph Stiglitz, sur la place du Capitole de Toulouse. Tirole n'est pas un gourou, pas un polémiste. Il est, presque malgré lui, l'anti-Thomas Piketty. Il fuit la surexposition médiatique. Et il se tient aussi éloigné que possible de tout parti politique.
Le lancement de son livre rompt exceptionnellement avec cette position de retrait qui lui a permis jusqu'à maintenant de privilégier la recherche. Posé en évidence sur sa bibliothèque, on peut voir un de ses premiers livres, coécrit avec son ami Jean-Jacques Laffont il y a trente ans. Un livre truffé d'équations. Pas précisément grand public. C'est Laffont qui a créé cette école de Toulouse - Toulouse School of Economy ou TSE - dans les années quatre-vingt. C'est lui qui a convaincu Tirole de quitter le MIT de Boston, en 1991. Tirole y était traité comme le roi de Babylone - tout comme, aujourd'hui, Esther Duflo, qui est devenue une star de l'économie du développement -, mais il a accepté de venir risquer sa carrière sur les rives de la Garonne.
«Le but de TSE, c'était de faire de la recherche partenariale avec des entreprises, ce qui nous a permis de nous pencher sur des problèmes très concrets»
Jean Tirole
«C'était un pari d'entrepreneurs. Il fallait vraiment donner de sa personne et, finalement, c'est ce qui m'a plu», se souvient Tirole. Un ovni dans le paysage universitaire français, financé par des entreprises publiques puis privées, mais aussi avec le concours de l'université de Toulouse I. «Le but, c'était de faire de la recherche partenariale avec des entreprises, ce qui nous a permis de nous pencher sur des problèmes très concrets», explique Jacques Cremer, l'un des premiers à avoir rejoint Toulouse et qui raconte comment il a fallu rebondir au milieu des années 2000, après le décès prématuré de Laffont.
TSE est donc une histoire de débrouille très française: une petite équipe avec peu de moyens qui réussit à imposer une marque dans une discipline dominée par les universités américaines. Tout comme les «alma mater» d'outre-Atlantique, TSE recueille les participations des groupes privés: «On les place en bons pères de famille et on ne dépense que les intérêts», précise Tirole, qui concède que le fonds est très modeste, par rapport aux 27 milliards d'euros dont dispose Harvard pour l'aider à attirer les meilleurs professeurs. Aujourd'hui, un chercheur qui a la cote peut gagner outre-Atlantique l'équivalent de «300 ou 500.000 euros voire plus», fait remarquer un collaborateur de Tirole.
TSE, de son côté, n'a rien de bien luxueuse. Les couloirs ressemblent à ceux de n'importe quelle fac en France, mais l'école bâtit sa croissance sur le recrutement d'étudiants à l'étranger. Ce que confirme Alexia Lee Gonzalès, une jeune doctorante américano-mexicaine: «Quand je travaillais au Mexique pour le ministère de l'Industrie, notre équipe tentait de négocier la fin du monopole du milliardaire Carlos Slim sur les télécommunications. Ce sont les publications de l'école de Toulouse qui nous servaient de boîte à outils», raconte-t-elle en très bon français.
Voyages au Japon et en Chine
Bien sûr, le Nobel a forcé Tirole à faire un choix qu'il n'avait pas prévu: «Ou bien devenir un homme public, et vivre dans un avion de conférence en conférence, ou bien rester ici pour faire de la recherche. J'ai préféré la recherche», résume cet homme de 63 ans. Mais le chercheur voyage malgré tout: il était récemment à Tokyo, où il a rencontré le premier ministre Shinzo Abe, et il part bientôt en Chine. Il n'a donc pas pu complètement échapper à la nobélisation. «Jusque-là, j'étais un prof anonyme et, à partir du Nobel, j'ai croisé des inconnus, parfois même dans la rue, qui me disaient: “Expliquez-nous ce que vous faites”», confie-t-il.
Aujourd'hui, il publie donc Économie du bien commun (PUF), un livre de 640 pages. Une synthèse très équilibrée, dont l'objectif - atteindre le bien commun - la met au cœur du débat sur la réforme en France, à un an de l'élection présidentielle. Un livre dense, passionnant et remarquablement clair - il a été relu par son épouse, Nathalie, qui lui a pointé tous les passages obscurs. «Avec ce livre, Jean veut aller contre la tendance générale à la relativisation des discours économiques, comme s'il n'y avait que des opinions et aucune connaissance démontrée», confie Cremer.
«Toulouse a une retenue plus grande vis-à-vis de la politique alors qu'une partie importante des économistes de l'École de Paris où on trouve Piketty ou Élie Cohen n'a pas hésité à soutenir François Hollande en 2012»
Un professeur de TSE
Jean Tirole ne nie pas qu'il est inquiet de la situation française: «La publication de ce livre un an avant la présidentielle est une coïncidence, mais si ça peut servir…», nous dit-il. Il connaît le risque: être accueilli comme l'ultralibéral de service, une réputation que lui ont bâtie certains médias, de Marianne à Mediapart.
«Tirole est considéré comme un économiste de centre gauche aux États-Unis», rappelle Augustin Landier, lui aussi prof de la TSE. «Il est tout sauf ça et, au contraire, rappelle toujours la place de l'État, mais aussi bien sûr l'importance des autorités indépendantes ; il est toujours très mesuré parce que la réalité est subtile et complexe, et il n'aime pas les propos à l'emporte-pièce», observe Landier, qui voit en Tirole «l'un des derniers grands généralistes en économie».
Tirole déplore la personnalisation du débat, même s'il a récemment signé une pétition en faveur de la loi El Khomri. «Toulouse a une retenue plus grande vis-à-vis de la politique alors qu'une partie importante des économistes de l'École de Paris - où on trouve Piketty ou Élie Cohen - n'a pas hésité à soutenir François Hollande en 2012», fait observer un professeur de TSE.
Libéral tempéré, écolo convaincu et européen déterminé
Le professeur Tirole ose des propositions claires, sur des sujets qui déclencheraient plusieurs grèves générales. «On ne peut pas avoir de bonne politique économique sans culture économique, or cette culture économique fait défaut en France», dit-il. Il met les décideurs politiques au défi de son diagnostic: et de Macron à Fillon, on peut déjà parier qu'il aura quelques aficionados, mais aussi qu'il fera face aux très nombreux professionnels du déni.
Le Nobel français propose en somme un libéralisme régulé et responsabilisé ; s'il est très inquiet à l'égard des blocages français et européens, il propose aussi des solutions très argumentées. Il est en revanche extrêmement alarmiste à l'égard du péril climatique, et il juge inévitable l'ubérisation de l'économie, à laquelle il consacre plusieurs chapitres très pointus - c'est l'un de ses domaines de recherche: «Tous les métiers vont être transformés par la révolution numérique, et nous ne sommes pas prêts», écrit-il.
Libéral tempéré, écolo convaincu et européen déterminé, telle est la ligne. Tirole considère que la clé de voûte d'une économie de marché efficiente est la responsabilisation des acteurs vis-à-vis du coût social de leurs choix. D'où sa bataille pour l'application du principe pollueur-payeur. Il défend d'ailleurs avec conviction une taxe carbone universelle, en reconnaissant qu'il prêche dans le désert depuis quinze ans, et il décerne au passage un carton rouge à la COP21 qui s'est tenue à Paris en décembre.
La manie française des systèmes à deux vitesses
Dans la longue liste des suggestions de réforme, il revient sur le contrat de travail unique avec paiement d'un malus en cas de licenciement - qu'il avait proposé en 2003 avec Olivier Blanchard. «C'est le principe du licencieur-payeur en échange d'une réduction des cotisations chômage et d'un allégement des procédures administratives.» Parmi les avantages, celui d'éliminer les connivences entre employeurs et employés sur le dos de la Sécurité sociale.
À chaque fois, il déplore la manie française des systèmes à deux vitesses: dualité des systèmes de Sécurité sociale et de mutuelle, «qui coûte très cher», mais aussi dualité entre «un CDD ultra-flexible et un CDI ultra-rigide», sans parler de la dualité entre un système de grandes écoles ultra-sélectives et d'universités sans sélection. «L'absence de sélectio, qui touche également la Sécurité socialen à l'entrée de l'université est un facteur d'inégalité. Les étudiants les moins bien préparés sortent sans diplôme et ont en plus gaspillé entre un et trois ans», écrit-il.
«Je ne crois pas à la grande stagnation» Jean Tirole
Il juge inepte l'argument que la réduction du temps de travail ou la fin des flux migratoires pourrait créer des emplois nouveaux. Autant de muletas pour affoler le taureau? Il y a en tout cas de quoi faire grimper au rideau les partisans du statu quo. En pays toulousain, on n'a peur ni des corridas ni des mêlées rugueuses. Et Tirole se contente de dire ce qu'il pense.
Notre Toulousain n'est pas pessimiste pour autant. «Je ne crois pas à la grande stagnation», dit-il. Il y aura toujours des emplois. On trouvera des énergies de substitution, et le nucléaire fait partie de la solution, note-t-il. Il reconnaît aussi qu'il y a de nombreux sujets sur lesquels les économistes ne sont pas d'accord, et qui font débat. C'est le cas de la relance budgétaire. Mais il y a aussi des sujets qui font consensus. «Je n'ai jamais entendu les partisans de la relance fiscale, comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, dire qu'il fallait un marché de l'emploi dual ou qu'il fallait instaurer un temps de travail réduit.» Il n'est pas facile d'entrer dans un débat surchauffé, où «les gens s'échangent des arguments à toute vitesse sans prendre le temps de peser le pour et le contre», nous confie-t-il. Mais il y est prêt. C'est son côté patriote.
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