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07/10/2010

Une profession "à la dérive"

Le triple casse-tête du prix du livre numérique
Nathalie Silbert Les Echos du 6 octobre 2010
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Dernier bastion des industries culturelles à basculer dans le numérique, l'édition française espère éviter les écueils qui ont ruiné les majors du disque. Obligées de dessiner un avenir qu'elles ne maîtrisent pas, les grandes maisons soutenues par leurs alliés traditionnels, les libraires, se sont investies dans un combat : celui de la transposition aux oeuvres dématérialisées du modèle créé pour les ouvrages imprimés, qui s'articule autour de la loi Lang de 1981 sur le prix unique. L'objectif est censé être le même qu'il y a trente ans : préserver la création et protéger les marges des éditeurs afin de rémunérer les auteurs et d'assurer la diversité de l'offre éditoriale. A cela s'ajoute une autre préoccupation : la survie des libraires. L'industrie a été entendue puisque des parlementaires se sont emparés du sujet et ont déposé, avec l'appui tacite du gouvernement, une proposition de loi qui érige un principe de base. C'est la maison d'édition qui fixera le prix de vente des livres numériques qu'elle publiera. Et ce prix sera le même pour toutes les boutiques en ligne. Le discount sauvage sera donc évité. Une fois dans un environnement sécurisé, les éditeurs qui, jusqu'à présent, ont eu tendance à bloquer leurs catalogues, devraient enfin les mettre sur le marché.
Encore a-t-il fallu dessiner les contours du livre numérique. Des années de réflexion ont conduit à une définition simple. Entrent dans ce périmètre le fichier électronique contenant un texte publié par l'éditeur en version papier - avec le cas échéant quelques enrichissements -et l'oeuvre conçue directement dans un format dématérialisé - et pouvant être imprimée. Mais pas le texte très enrichi par du son, des vidéos. Les éditeurs qui voudront exploiter les possibilités offertes par le multimédia pour proposer sur l'iPad ou autre liseuse une offre vraiment enrichie par rapport au papier pourraient donc se retrouver dans la jungle tarifaire d'Internet. Tout un pan de l'édition (les livres pour la jeunesse, les livres pratiques, professionnels et universitaires, les livres d'histoire) est potentiellement concerné.
Mais on n'en est pas là. La filière observe que la définition retenue correspond à la réalité du marché américain - où les ventes d'ouvrages dématérialisés représentent déjà 8 % du chiffre d'affaires des éditeurs et concernent essentiellement les best-sellers. Placé devant la responsabilité de fixer le prix de vente de ses fichiers numérisés, l'éditeur français risque en fait très vite de se retrouver face à un triple casse-tête.
Tout d'abord pour chaque livre numérique, il va devoir déterminer le « bon » prix. Celui-ci devra répondre à plusieurs préoccupations qui peuvent s'avérer contradictoires : développer ce marché nouveau qui peut être prometteur, rentabiliser les investissements qui ont été nécessaires à la numérisation de son catalogue et éviter l'expansion de la piraterie, qui a laminé l'industrie musicale, et touche déjà les best-sellers. Cela, sans perdre de vue que le livre imprimé lui apporte encore la totalité de ses revenus ou presque. Tirant les leçons des échecs de la musique, l'édition a compris que la clef du succès sur la Toile était un prix bas pour le consommateur. Toute la filière est d'ailleurs déjà mobilisée pour obtenir un alignement du taux de TVA, aujourd'hui à 19,6 %, à 5,5 %, espérant ainsi proposer des ristournes conséquentes.
Dès lors, chaque maison d'édition va être renvoyée à des choix cornéliens. Jusqu'où descendre les prix ? Que faire au moment de la sortie de l'édition de poche en version imprimée, qui représente aujourd'hui une source de profits essentiels pour les grandes maisons ? Faudra-t-il proposer les oeuvres dématérialisées à moins de 5 euros (soit l'équivalent d'un poche à prix cassé) ? Comme pour les DVD, les e-books devront-ils intégrer des bonus pour justifier un prix plus élevé ? Une piste pourrait être de créer une « c hronologie » des prix du livre sur le Net pour répondre à ces multiples exigences. La valorisation de l'accès sera fondamentale : il s'agira de déterminer à quel prix vendre les ouvrages en accès temporaire et ceux en propriété définitive… Pour que le consommateur s'y retrouve, il faudra sans doute que les éditeurs n'affichent pas de trop grandes différences dans leur politique de rabais par rapport au papier.
Deuxième casse-tête pour les éditeurs : aider les libraires qui vont lancer courant octobre leur plate-forme commune de vente en ligne à se faire une place dans l'univers dématérialisé. En France, ces derniers représentent encore près de la moitié de leurs ventes de livres imprimés. Pas question, donc, de les laisser au bord de la route. Et ce d'autant moins que les éditeurs ne veulent pas que des géants aussi puissants qu'Amazon, Apple, Google ou les opérateurs télécoms se retrouvent un jour les seuls vendeurs de livres numériques. Ce qui, en terme de rapport de force commercial, serait désastreux pour les maisons d'édition.
Enfin, dernière inconnue. Les stratégies de protection du marché français seront-elles efficaces pour endiguer le risque de piratage qui a submergé la musique et le cinéma ? En France, le téléchargement illégal affecte déjà à grande échelle la bande dessinée. A partir du moment où des fichiers vont circuler, le risque de voir un site hébergé hors de l'Hexagone mettre à disposition des copies illégales ne peut être écarté. L'enjeu est d'autant plus important que le téléchargement illégal affectera essentiellement les best-sellers. Ceux, justement, qui permettent aux éditeurs de financer la diversité éditoriale dont ils se veulent les garants.
Nathalie Silbert est chef adjointe du service high-tech médias des « Echos »

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